« Il errait. Des pas dans le vide. Le manteau en cuir usé cachait sa silhouette. Une forme anonyme. À se glisser, dans le froid de l'hiver. Entre les passants, la neige crissant sous ses bottes. Il avait le dos droit et l'allure d'un fantôme. La bise faisait détourner les regards des autres, les poings dans les poches. La nuit menaçait. Les jours trop courts. Des flocons accrochés dans ses mèches brunes. Un rituel parmi les autres. Il attendait la brûlure. Le chemin entre la boutique et la taverne était assez long pour qu'il finisse de faire le tri de ses pensées professionnelles. Alors, quand il passait la frontière, et que l'odeur chaude l'accueillait, c'était l'ouverture d'une parenthèse. Des habitudes, penché au-dessus du comptoir. Un petit remontant, avant de rentrer chez soi. Un sourire étiré par des épingles, quelques paroles par-dessus le brouhaha habituel. "Ça vous fera seize mornilles et douze noises." Le whisky pur-feu poussé sur le bois patiné par les âges. C'était la morsure doucereuse qu'il attendait depuis quelques heures. Depuis que la dernière lettre de son père avait été ramenée par son grand-duc, en début d'après-midi. Bien sûr, qu'il lui ramènerait de l'hellébore, la prochaine fois qu'il reviendrait au manoir. Même si il se doutait bien qu'elle servirait à autre chose qu'à composer un philtre de paix, la vénéneuse. Les fleurs séchées étaient rangées dans un petit sac en papier, au fond de sa besace. Il fournissait. C'était son rôle, après tout.

Un craquement l'avait accompagné. Ses pas étaient restés calmes et mesurés. Devant la porte trop lourde du manoir, sombre forme. Le vent était encore plus marqué en Écosse. Ça sifflait à ses oreilles. Une main gantée, tendue contre l'ébène. Un léger grincement sur ses gonds. "Elowen ?" L'elfe de maison était sorti d'un mur. Peut-être de nulle part. Elle n'était plus si jeune, maintenant. Sa voix ressemblait à celle d'une crécelle. Elle s'était mise à le suivre, alors qu'il se défaisait de ses mitaines. "Prépare-moi un bain, et sors des parchemins sur mon bureau. Je dois aller parler à mon père, mais je vais sûrement rester pour dîner." Des pas sur la roche, un son caractéristique. Il emprunterait un des hiboux familiaux, puisque la petite chouette hulotte qui lui servait en général était restée quelque part à Londres. Il avait la tête ailleurs, mais il préférait se débarrasser de ce qu'il fallait. Le sachet brun ne pesait rien dans le fond de sa poche, mais il aimait mieux s'en défaire rapidement. »


« Il lui avait souri. Mais elle, elle n'avait rien dit. Elle était de celles sans foi ni loi. Qui cachaient les gallions dans leur bourse. De celles qui avaient pitié, allongées sur sa couche. Mais quand elle glissait ses doigts dans ses cheveux, il se raidissait d'abord. Incertain. Avant de soupirer, de laisser ses yeux se fermer. On lui avait promis la main d'une veuve. Il n'avait pas relevé. C'était ce qu'il fallait. C'était ce qu'on attendait de lui. Elle caressait son front. Mais sa peau restait froide. Il fixait le plafond, il ne voyait que du vide. "Tu sais combien c'est, mon beau..." Elle avait la voix douce. Et parfois, il ne faisait que discuter avec elle. Moins pure, minime. Des classes inférieures. Mais pour ces choses, il se moquait du sang. Elle comblait le vide, elle lui donnait bonne conscience. Comme un homme.

Il traînait des pieds dans le petit appartement installé au-dessus d'une énième boutique du chemin de traverse. Des livres couvraient certains pans de murs, mal entassés. Et lui, il cherchait dans les poches de la veste accrochée au porte-manteau quelques pièces de plus. Il préférait s'éloigner. Pour pouvoir respirer, un instant. Et demain, il devait voir Astrid. Sans réel remords. Il n'y avait qu'un petit creux, au milieu de sa cage thoracique. Et du sel pour assécher ses lèvres et brûler ses plaies. La bourse avait fini jetée sur le lit défait. Il renfilait sa chemise, elle remettait son corset. "Prends tout ce qu'il y a." Même quand elle se penchait, même quand ses cheveux glissaient sur sa gorge. Il restait stoïque. Un corps inerte, vaguement attiré par l'habitude. Et les éducations trop logiques. Dans un instant fugace, les mains figées sur un bouton récalcitrant, il s'était vu la briser. Sortir sa baguette, ou trancher sa gorge. Un battement de cils, un battement de sang. L'image avait été aussi éphémère dans son crâne que le frisson insupportable qui le secoua dans un soupir. Il n'était pas comme les autres. »


« Les pas sont légers, mais font quand même craquer le parquet. Une silhouette, à l'autre bout du couloir. Elle a la peau diaphane. Et la lumière de ses yeux, il la connaît trop bien. Dans le château familial, il s'est enfermé pour la nuit. Dans la chambre qu'il connaissait depuis des années, celle de ses premiers pas. Cette aile-là est désertée, depuis des mois et des mois. La porte bouge, un soubresaut. Un cliquetis, le verrou qui coulisse. Son visage aux traits fins se dessine dans l'embrasure. Il lui fait face, le souffle rauque. La respiration saccadée, un drôle d'éclat au fond des prunelles. Ses babines se retroussent, un grondement au fond de la gorge. Il a l'esprit embrumé par des informations contraires. Debout au milieu d'un massacre, la bête humaine fixe la jeune femme. Il a déchiré les draps, il a renversé les meubles. Il a éventré les coussins, il a brisé les cadres. Carnage confiné. Son poitrail frémit, alors qu'un frisson coule le long de son échine. Une fraction de seconde, et le pelage se fond en toile. Il relève le nez, un état des lieux alentour. Il sent la chair de poule lui dévaler les membres, sempiternelle. Ses pattes ont lancé des traces de griffes, dans le bois sombre. Il semble vaciller, l'espace d'un instant. Mais ses pupilles se plantent dans celles de sa cadette. Ça tambourine à l'intérieur, ça frappe contre ses tempes. Un rire lui échappe. Il sonne faux, comme le reste de sa vie. Mais lui, il n'y fait pas attention. Il a toujours joué avec des instruments désaccordés. "Je testais... quelque chose." Il ravale le chat qui s'est glissé dans sa gorge, même si l'adrénaline lui fait encore voir des papillons noirs. C'est toujours trop vite, c'est toujours trop fort. Le sourire carnassier se glisse sur ses lèvres alors qu'il relève légèrement le menton. Il connaît aussi bien trop la noirceur qui nimbe les iris de Danaé. "Qu'est-ce que tu fais ici, d'ailleurs ?" Une main fébrile se glisse dans ses mèches brunes, remettant en place le chaos de ses pensées matérialisé à même son crâne. Il a mordu, gratté, défoncé. "Retourne à tes chaudrons, un peu." Il a laissé l'instinct prendre le dessus. Tout ce qu'il s'empêchait de faire, tout ce qu'il s'empêchait de dire. Il n'y avait pas de sensations qui y ressemblaient. Peut-être celle de frapper, pour de vrai. Celle de tuer, pour de vrai. Autre chose que les pauvres animaux qui se cachaient dans les bois qui bordaient la propriété. Mais il le refusait. Meilleur que ça. Les secondes s'étalent lascivement entre leurs deux corps. Sa baguette a glissé entre ses doigts, nerveux. "Et m'regarde pas comme ça." Il mentait, à la face de tout le monde. Le coeur entre chien et loup. Un demi-tour, une main levée. Effacer ses traces, effacer ses méfaits. Jusqu'à la prochaine crise, il resterait une bête bien élevée. »